Lettre de (dé)motivation
Je souhaiterais disparaître, sortir de mon infâme corps, me libérer de mon esprit détraqué, abandonner pour toujours mon existence, incohérente, fortuite, ratée. Je suis nulle, je me sens nulle, je ne suis plus que nullité. Zéro. Rien. Nada. Et encore… Je n’ai même pas ce statut de rien car je suis un fardeau qui pèse, pèse, pèse sur quelques âmes bienveillantes et fidèles. De là à dire que je suis négative, dans tous les sens du terme. Une erreur.
On ne peut reprocher l’erreur à ceux qui l’ont commise. On doit par contre reprocher à l’erreur elle-même, quand la nature tend à vouloir la supprimer, de s’acharner à perdurer. Pourquoi, sous quel prétexte, à quoi bon défendre becs et ongles son existence ? Elle n’a rien de précieux en soi, sa valeur réside dans ce qu’elle engendre, souvent en s’intégrant dans un circuit de démultiplication des potentialités individuelles, qu’on appelle société.
La conjugaison des valeurs judéo-chrétiennes et des concepts humanistes de la Renaissance a abouti à cette idée admise d’une valeur de l’humain, de l’homme, une valeur intrinsèque attribuée gratuitement à chaque homme du fait de son existence. D’où la lutte actuelle acharnée contre la peine de mort. D’où les résistances opiniâtres à l’avortement. D’où le rejet juridique de l’euthanasie souhaitée. La vie aurait donc une valeur. Cela reste à démontrer.
La vie est direction, succession de choix, créations, productions, progression, amélioration. L’existence est mouvement. Positif, neutre ou négatif. Il est des trajectoires qui ne nuisent à personne. Celui qui choisit le refuge dans la prière contemplative de son propre gré mènera ce que l’on peut appeler une existence neutre. Neutre car en rien nuisible. Neutre car librement consentie et assumée. Neutre car n’amenant aucun progrès. Neutre car le fait qu’il ait vécu ne diffère en rien de s’il n’avait pas vécu. Telle est la vie de Sylvie, femme au foyer, heureuse épouse et mère. Ou de Jean, guichetier à la SNCF. Ou d’Elise, responsable des pages « people » d’un mensuel féminin.
Il est aussi des existences positives. Rares mais nombreuses à l’échelle spatio-temporelle de l’humanité, variées, aléatoires, volontaires ou non, heureuses ou malheureuses. Ces vies peuvent tirer leur positivité d’une utilité quotidienne, d’une trajectoire hors du commun, d’une œuvre exceptionnelle léguée à la postérité, d’un rôle important quel qu’en soit l’échelle, d’un choix décisif, d’une idée novatrice, de talents et dons divers. La gloire, le bonheur ou la richesse personnelle ne sont pas des critères suffisants en soi pour qualifier une existence de positive
Les Fleurs envoûtantes de Charles. La vocation de Philippe, médecin urgentiste. Les Nocturnes fascinantes de Wolfang Amadeus. La consécration de la vie de Louis à l’invention du vaccin. Le quotidien d’Hélène, institutrice de la classe unique réunissant les enfants de l’île où elle vit. La conjugaison d’énergies, d’idées et de forces pour abolir la royauté, aberration philosophique (en quoi le mérite et les qualités de gestion et de direction d’un pays seraient-elles héréditaires ?) Les idées d’entraide et de fraternité d’Henri ayant abouti à la création d’une croix rouge sur fond blanc. Gabrielle, ou Coco, partie de rien, ayant révolutionné l’univers vestimentaire féminin. Michel, à l’origine du relais nourricier des plus pauvres.
Et puis restent les existences négatives. Celles qui tirent vers le bas, qui pèsent, qui entravent le fonctionnement de la société (aussi contestable soit-elle). Ceux qui ne trouvent pas leur place, leur chemin, leur raison d’être dans leur vie, le fait d’être vivants leur étant imposé. Ceux qu’on qualifient de fous et qu’on enferme à vie pour se croire normaux. Ceux qui perdent l’usage de leur corps, ou d’un talent exceptionnel, ou d’une raison de vivre et qui attendent patiemment la fin. Ceux qui s’octroient le droit de tuer, de torturer, de violer, gratuitement, fortuitement, le temps d’ une « erreur », et qu’on relâche vingt ou trente ans plus tard alors qu’ils ont perdu le droit de vivre. Ceux dont la souffrance mentale et le mal-être sont tels qu’ils préfèrent abandonner la partie, n’étant pas masochistes, et ayant la conscience aiguë de nuire au bonheur et à la prospérité de leurs proches.
Je fais partie de ces derniers. Je n’ai aucun talent particulier, aucune œuvre artistique à léguer à l’humanité. Aucune vocation. Je ne me sens pas l’âme d’une révolutionnaire. Je suis trop blasée pour avoir l’illusion de pouvoir changer quelque chose en ce monde que j’exècre. Je n’ai ni la capacité ni l’envie de m’y intégrer. Je renonce.