Elle dort, elle est fatiguée, laissons-la se reposer. Laissons-la reposer en paix. Ce soir je vais mourir. Dit comme ça, ça fait théâtral, ça fait une peu la fille qui voudrait être la grande héroïne d’une tragédie. Car tragédie il y aura et elle le sait bien. Ce soir je vais mourir mais en fait je suis déjà morte. Ça ils ne l’ont pas compris, personne ne peut le savoir. Je suis morte de l’intérieur, glacée, vieille déjà. J’ai trop vécu, trop ressenti, trop avalé de larmes dans mon corps qui n’en n’expulse plus une depuis longtemps déjà. Je ne pleure pas, jamais. En fait si, mais les larmes se déversent en flot continu à l’intérieur, sans jamais trouver d’issue. Le chagrin se ressasse, se renchérit de lui-même, saisit chaque parcelle de négatif et l’ajoute à la liste des bonnes raisons. Des bonnes raisons pour mourir ce soir. Le scénario est écrit à l’avance, le film est très mauvais, la réalisatrice en a parfaitement conscience. L’arme du crime sera le couteau de cuisine. Vous savez, le grand couteau aiguisé, celui dont on se sert pour couper le poulet familial du repas dominical. Trois coups de couteau dans l’abdomen. Pourquoi trois, ça aurait pu être deux ou quatre. Non, ce seront trois coups de couteau. Dans ma tête je me suis dit qu’il ne fallait pas viser trop bas parce que sinon je risquais d’abîmer mon utérus. Je ne pourrais plus faire d’enfants, ce serait un drame. C’est absurde, je suis absurde, je serai morte. Pense aux autres, à ceux qui t’aiment, c’est ce qu’on me dirait si je parlais de ma mort préméditée. Je m’en fous des autres, je m’en fous de ceux qui m’aiment. On dira de moi que j’ai été profondément égoïste, mais je ne serai plus là pour les entendre. Puisque je ne serai plus là, vous me suivez. Après il n’y a rien, je l’ai décidé et c’est ainsi. Il n’y a rien, encore heureux. Imaginons qu’on ait le devoir d’une autre vie après la vie, le calvaire serait infini, la responsabilité des parents devenant alors immense. Mettre au monde un enfant le condamnerait à vivre pour toujours. La mort fait peur aux gens, elle me rassure. Il y a un terme, une fin, un achèvement. Pour ma part, j’ai jugé en toute objectivité subjective qu’il valait mieux arrêter le désastre de gâchis qu’est ma vie au plus vite. J’avais tout en main, quand on naît toutes les potentialités sont ouvertes. Au fur et à mesure du temps, les portes se ferment, les possibles se réduisent, certains ouvrent les bonnes portes, moi je les ai toutes fermées. Je suis injuste, profondément injuste. Je pourrais penser à tous ceux qui ont voulu me guider, m’aiguiller, me soulever, me porter, me transporter. A ceux qui aujourd’hui encore le veulent, le voudraient bien du moins. Je crois que je n’ai pas trop du tout envie d’y penser. Je divague, je ne sais pas écrire, je n’ai jamais les jolis mots des autres, les mots qui sonnent juste. Mes mots sont dissonants à l’image de mon existence, on va dire que c’est un parti pris littéraire, histoire de se donner un air savant. Une dernière fois. Il faut dire que l’illusion est tenace, les gens me croient intelligente et cultivée. Ils se plantent, et moi ça m’arrange bien. J’ai toujours réussi à mettre un peu de vernis sur les choses histoire de ne pas paraître trop conne. Tout en me sentant bien sûr parfaitement ridicule. Je suis sûre que même quand ce soir je saisirai le couteau et l’enfoncerai profondément dans mes entrailles, je ne pourrai m’empêcher de penser que je suis une fois de plus ridicule. La dernière certes. Mais ce sera le summum du ridicule. Ça rime à quoi de se suicider. Les autres avancent, ils n’ont rien de moins que moi, rien de plus, ils avancent, ou pas, mais ne se plantent pas des couteaux dans le cœur. Peut-être que leur cœur à eux ne subit pas une hémorragie permanente. Peut-être n’ont-ils pas cette boule qui me dévore, me ronge, me brûle de l’intérieur. Ce nœud qui va du cerveau au cœur en passant par tout le reste. Psychosomatisation de la douleur morale, c’est d’un banal. Encore une fois je ne fais preuve d’aucune originalité. J’ai toujours fait n’importe quoi n’importe comment et on réussit quand même à me mettre dans des cases. Je trouve ça extraordinaire. Le gros tas de petits morceaux de rien du tout que je suis est un phénomène classique. Un humain. Comme les sept milliards d’autres. Des fois je me dis que j’aurais dû naître conne. Du type conne béate heureuse des petits riens et satisfaite de peu. C’est la recette du bonheur dans les bouquins de développement personnel. J’en rirais si j’en étais capable. J’ai pas vraiment l’humeur à rire mais il y a quand même un certain nombre d’ironies terrestres qui poussent à la dérision. Des fois je me dis qu’ont est vraiment tous fous, ça à la limite ça ne me dérange pas. Mais alors le nombre de cons parfaits qui vivent en toute quiétude sur la planète en nuisant si possible un maximum et en se satisfaisant grandement d’eux-mêmes m’éberlue. Là pour le coup je suis désolée mais je préfère ma lucidité à leur bêtise. Même si le prix à payer est la mort qui m’attend ce soir. A vrai dire je n’ai pas vraiment peur, aussi étonnant que cela puisse paraître. Je ne ressens ni soulagement, ni quiétude, ni engouement, ni fébrilité. J’attends mon rendez-vous, comme j’attendrais une consultation chez la dermatologue. Bonjour vous venez pour quoi ? Pour en finir. J’ai un couteau très efficace, l’effet est quasi-immédiat, quasi-certain, les aléas de la science, mais c’est ce que j’ai de mieux à vous proposer. Je vous dois combien ? Non non laissez c’est la société qui offre. L’humanité se débarrasse de moi gratuitement, si c’est pas cordial ça. J’avais pensé à emprunter la voiture familiale et à aller m’exploser sur une barrière d’autoroute, mais bon c’est cher une voiture, il ne faudrait pas que ma disparition cause trop de dégâts. Au stade où j’en suis il faudrait peut-être songer à écrire un petit mot, histoire qu’on accuse personne de m’avoir tuée. Que je rédige mon testament. Que je songe au devenir de mon chat. C’est un peu fatigant tout ça, et puis je vous l’ai déjà dit, je suis très égoïste. Je commence à me répéter, c’est pas bon, c’est pas vendeur. La redondance lasse, pourtant j’en ai lu des romans vendus très cher en librairie où l’auteur pensait donner du style à son écrit par l’usage systématique de la redondance. Un peu facile, je dis, mais bon tout le monde se fiche éperdument de ce que je pense y compris moi. La question à se poser serait alors mais pourquoi écrit-elle tout ceci. C’est vrai quoi, la tristesse, les idées noires, ce lieu commun qu’est le suicide, c’est du déjà-vu, un cliché. J’aligne des clichés, ça ne fait de mal à personne, je n’irais pas jusqu’à dire que ça me fait du bien, mais au moins ça me donne une contenance. Parce que sinon le temps semblerait long jusqu’à ce soir. Il faut remplir remplir remplir, se mettre des réveils, des rendez-vous, des horaires, des plannings, des agendas, des réunions. Ils remplissent en attendant, ne sachant pas ce qu’ils attendent, et ne se le demandant même pas. Moi j’ai cessé de remplir, je suis toute vide, et je me dis que c’est l’état naturel de l’homme finalement. Un homme qui ne serait pas entraîné par la société de remplissage serait vide, et heureux d’être vide. Le problème étant que je ne suis pas plus heureuse vide que quand je remplissais. Et qu’en plus je m’ennuie. Alors je dors. Fatiguée, très fatiguée. Beaucoup de sommeil à récupérer. Elle a besoin de repos. Laissez-moi dormir dormir dormir. Tiens j’ai écrit trois fois dormir, comme les trois coups de couteau. Coïncidence.
J’ai changé d’avis. Ça sera pour une autre fois. Ou pas.